Goodspeed et Doolittle
Le bonheur ? Un choix !!
Voici un article paru il y a quelques années sur le sujet du bonheur. Ecrit dans l'urgence de la demande de l'éditeur (deux heures pour un article !?!), il reste un de mes préférés. Billet d’humeur pour Recto-Verseau (écrit oct 2011)
Bonne lecture à vous !
Lundi, Mr. Doolittle
Jour ordinaire, prenons le bus. Il est 6h 30 et il fait encore sombre. Il bruine un peu et le fond de l’air est frais. Pas que le fond d’ailleurs ; ça gèle. Nous nous approchons de l’antichambre de la mort, le purgatoire de notre parenthèse hebdomadaire : l’arrêt stérile du corbillard à place multiples, du transporteur de morts-vivants vers leurs usines à déprimer.
Notre tête est vide, le trottoir aussi. Et il est gris. Imperturbablement gris. Les immeubles aussi. Quelques personnes s’amoncellent à l’arrêt de bus et le trottoir devient moins vide. Mais la tête le reste.
Le boulot, bof ; rien ne nous encline particulièrement à nous empresser d’enthousiasme pour nous y rendre. C’est le boulot, c’est tout. Et il est lundi.
Le bus arrive, ouvre ses portes et nous faisons partie de la cohorte moutonne qui s’engouffre à l’intérieur, happés, mangés par le véhicule ventripotent qui nous dévore, comme les autres passagers l’un après l’autre. Ainsi boulottés, nous trouvons une place pour poser notre séant durant les quelques minutes de virages, de vacillements scabreux et de freinages à déchausser les quenottes des plus âgés.
Tout le monde regarde, hagard, passer la rue de la gare et les voitures qui se garent. Les têtes dodelinent, les fenêtres s’embruinent, les yeux mi-clos sont presque déjà au boulot, embrumés d’ennui et de déception. Le reste de la journée de chacun est semblable à celui de sa semaine : laborant. Et on dirait que le début de ces deux est laborieux.
Nos collègues de transbahutage semblent s’ennuyer, regretter le week-end achevé et attendre le prochain dans la moribonde humeur de l’entre-deux. À l’appréhension du patron se mêle l’affliction de côtoyer les collègues et la prémonition des tâches sans doute horribles. Nous co-désarroyons et nous nous enfonçons dans cette malsaine humeur collective. Nous nous rendons au travail comme une feuille mouillée tombe de l’arbre. Et nous y arrivons pour nous y choir sous les salutations désenchantées de nos co-laborieux comme l’appendice arboricole chutant dans un fond de flaque fangeuse. Nous nous enfonçons dans notre fauteuil et sous nos tâches comme la défunte esquille d’arbre se faisant, cette-fois-ci, éclaffer sous une godasse crasse.
Lundi, Mr. Goodspeed
Jour ordinaire, nous prenons le bus. Il est 6h 30 et il fait encore sombre. Il bruine un peu et le fond de l’air est frais. C’est pourquoi nous hâtons le pas réchauffant. Ce faisant, les gouttelettes en suspension picorent la peau du visage comme de minuscules pique-bœufs nous débarrassant de nos derniers restes de tuméfaction matinale et d’yeux bouffis. Ah, voilà le lieu de rendez-vous avec notre chauffeur.
Notre tête est occupée et s’y débattent les futurs succès et rencontres de la journée naissante. Le trottoir est à nous. Des gens arrivent et forment une grappe. Tiens, mais c’est la période des vendanges. Le vin devrait être, bon cette année, nous a-t-on dit.
Le boulot, sympa ; on se réjouit car aujourd’hui devrait nous décréter victorieux de l’ascension de la face nord de la pile des factures à trier. Un Everest de gravi, c’est déjà ça de pris. Ça commence bien. Et il n’est que lundi.
Le bus arrive, ouvre ses portes et nous faisons partie de la migration de manchots qui se pressent vers les portes. Il paraît qu’il fait plus de 30 degrés au centre de leur congrégation alors qu’il fait moins 40 au vent glacial de la banquise. Le temps d’y penser et nous sommes assis au chaud.
Tout le monde regarde, hagard, passer la rue de la gare et les voitures qui se garent. C’est marrant, ces têtes qui dodelinent. On dirait un grand panier de poulets en transe, ballottés à l’arrière du pickup d’un fermier bourré dont le pied ne se décolle pas du plancher. Ils ont l’air hypnotisés, passant à côté du plaisir d’avoir un chauffeur avec une limousine plus grande que celles des stars de cinéma et avec encore plus de jolies filles à bord, bien que plus vêtues, certes.
Nos collègues de transbahutage semblent s’ennuyer. Quelle bizarrerie qu’ils ne partagent pas les réjouissances de bientôt voir ses corroborateurs. On va rattraper quelques potins, faire 2-3 blagues scabreuses dont une partie tombera à côté de la plaque, se cacher de la directrice des ressources humaines, la pieuvre tentaculaire et sévère, faire fumer notre cerveau pour trouver un fumeuse excuse pour ne pas s’asseoir à côté de la fumiste secrétaire qui enfume la tablée de son parfum « Double-douche ». On va accomplir des tâches qui faciliteront ou rendront possible la vie des autres qui, eux, abattent du boulot qui aisera et améliorera la nôtre, de vie.
Patient Goodspeed et patient Doolittle
C’est jeudi soir. Patient Goodspeed et patient Doolittle arrivent au cabinet. Patient Doolittle a besoin de soins ; il a mal au dos, ballonne inconfortablement après les repas, dort mal et attend anxieusement, du fond de sa santé qu’il considère déclinante, les résultats d’un examen aux conclusions qu’il suppose déjà peu réjouissantes.
Patient Goodspeed vient pour recevoir un massage, se faire dorloter ; il connaît quelques courbatures. Il a trouvé lui-même la cause de sa maldigestion et fait bombance sans inadvertance ni adverse conséquence depuis qu’il l’a remplacée. Sa femme ronfle (il ne l’a pas remplacée) mais depuis qu’il l’attire vers lui quand elle commence, c’est Byzance ; il dort mieux et s’amuse d’attendre les résultats d’un examen de routine qu’il a accepté pour recevoir un prêt bancaire en vue de financer sa future maison.
Lequel coûtera cher aux assurances ? Assurance à laquelle les deux sont affiliés et que les deux paient identiquement d’ailleurs.
Thérapeute Goodspeed et thérapeute Doolittle
Mr. Goodspeed et Mr. Doolittle ne sont pas fondamentalement différents. La seule distinction est que l’un est heureux d’aller au travail, se réjouissant de perspectives positives alors que l’autre y va mécaniquement. Même pas négativement, non ; juste mécaniquement, la tête vide. C’est pourquoi il peut se faire « happer » par l’humeur assaillante des moldus tristes. Il a la possibilité de résonner avec eux. Mr. Goodspeed a empêché cette potentielle résonnance en occupant les cordes de ses pensées et autre neurones en les faisant vibrer positivement.
Remarquez la progressive descente vers l’inconfort alors que Mr. Doolittle avait, comme Mr. Goodspeed, tout pour passer une bonne matinée : un bon croissant au chocolat, des vêtements chauds et des collègues variés. L’un voit la vie en « faire peu » (do little) et l’autre voit la vie en « peut faire ».
Imaginons maintenant que messieurs Goodspeed et Doolittle soient thérapeutes. Car les thérapeutes sont aussi des Goodspeed et des Doolittle.
Eh bien on en voit beaucoup au cabinet. J’adore quand des patients thérapeutes me demandent des huiles essentielles, des plantes et divers subterfuges de protection énergétique pour assumer leur travail et leurs patients. C’est que c’est dangereux, un patient, quand on les entend, ouh là là !
Ou bien n’imaginons rien et remettons-nous à juste considérer messieurs Goodspeed et Doolittle. Mr. Doolittle va chez son thérapeute et lui demande quelque chose pour se protéger contre les harassements de la vie hectique et surtout contre la mauvaise humeur et énergie des gens de la société actuelle qui le menace périlleusement.
Quand Mr. Doolittle vient à cette fin, j’ai l’inacceptable tendance à ne pas répondre à sa demande comme il s’y attendait. Je me lève juste de ma chaise et allume le plafonnier. Je lui demande s’il peut projeter une ombre sur celui-ci. Quand il en vient à l’évidence que cela n’est pas possible, je me rassois et lui annonce qu’il a bien raison et qu’il ne reste plus qu’à faire briller la lumière. C’est souvent un soupir ou un grognement que j’entends juste après ; l’attente d’une tâche se situant quelque part entre l’ardu et l’impossible. Je lui rappelle alors qu’il m’a suffi d’appuyer sur l’interrupteur. Que l’ampoule était, tout comme lui, un matériel en parfait état de marche mais simplement pas allumée.
Ces années voient progresser la course aux protections en tous genres. En utiliser entame généralement seulement le cercle vicieux d’une première satisfaction et d’une déception secondaire à la rechute. Puis on s’en achète une deuxième couche et ça va mieux. Mais peu de temps après, ça redéglingue. Et ainsi de suite. Employer ces stratagèmes, certes efficaces les premiers jours, ne signe que la forme-pensée d’énergies négatives qui peuvent nous atteindre et nous influencer à mal. Il nous suffit pourtant de faire briller l’ampoule. Et ça n’est pas si dur.
Mr. Goodspeed a seulement utilisé sa pensée en la focalisant sur des choses positives. Tous les Doolittle peuvent devenir des Goodspeed…
Et... la recette du bonheur, dans :
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